Entretien mené par Suzette Glénadel

 

Suzette Glénadel - Pourquoi ce film sur les Mahaleo ?

Raymond Rajaonarivelo - Je suis de la même génération que les musiciens de Mahaleo. A l'époque,comme tous les ados malgaches de mon âge, j’ai été bercé par leurs chansons. On les a utilisées pour quelques aubades au clair de lune; partout où nos morceaux de vies devenaient importants, leurs mots et leurs mélodies étaient sur nos bouches. Plus tard j'ai fait la connaissance de Bekoto qui m'a présenté au groupe. C'était une rencontre comme on en rêve avec toute la fierté qui l’accompagne; de simple fan je suis devenu un ami du groupe. Ce film c’est pour partager toute l’humanité de leurs activités et la pure poésie de leurs chansons. Dadah, est d'ailleurs considéré par les Malgaches comme l'un de leurs plus grands poètes. Ce film est donc aussi une histoire d’amitié. 

Marie-Clémence Paes - Ils ont été les premiers à composer et chanter une musique pop et urbaine en Malgache. Ils ont les mots pour toucher l’âme malgache dans ce qu’elle a de plus profond. Les paroles des chansons de Mahaleo sont des allers-retours entre les émotions qu’ils vivent, dans leur boulot de tous les jours, et ce qu’ils voudraient dire ou crier à leur public. C’est un mélange de savoir et d’émotion. Je ne sais pas si les chansons ou les films peuvent changer les gens, mais ils peuvent leurdonner une autre vision des choses. Des choses que l’on côtoie tous les jours, et qu’on finit par ne plus voir.  Je crois que les chansons, comme les films, aident les gens à voir le réel autrement. Les Mahaleo, par leurs textes, obligent les gens à regarder la réalité autrement.

Cesar Paes - Les Mahaleo sont pour nous un révélateur de l’identité malgache.
Le public malgache de tous les âges chante et mime les paroles de chansons des Mahaleo ; ils s’approprient leurs paroles ; dans leur bouche elles sonnent juste, ce sont eux qui interpellent les politiciens, ou les militaires, eux qui racontent la vie des délinquants, eux qui reçoivent sur leur poitrine « les griffures de l’amour » ou racontent les douleurs de l’accouchementIls nous permettent de poser un autre regard sur Madagascar.

 


SG - Ce film s'inscrit dans la continuité, ce qui fait le lien de votre oeuvre : le langage ou plus exactement la parole. Ce qui semble intéressant dans cette oeuvre, c'est votre façon d'appréhender un sujet, un pays, une culture.

Cesar - Depuis Angano angano Nouvelles de Madagascar, notre premier film, qui raconte Madagascar à travers les contes, nous nous sommes toujours intéressés à ce qui se transmet oralement, de génération en génération, sans passer par l’écrit : « l’Héritage des Oreilles » selon les Malgaches. Que ce soit un conte, une joute verbale, un proverbe, la parole contée ou chantée est toujours au cœur du dispositif de réalisation. Comme dans Saudade do Futuro, où des poètes de rue chantent Sao Paulo en vers improvisés, c’est toujours l’oralité qui prime et s’exprime dans la bande son.
Mahaleo s’inscrit naturellement dans cette démarche de mise en scène de la parole orale.
Les Mahaleo aussi écrivent leurs chansons « avec les oreilles » comme dit Dama. Ils ne savent pas écrire de partitions et les paroles de leurs chansons sont le plus souvent transcrites par les fans.
Dans notre film, nous racontons Madagascar aujourd’hui avec les mots des Mahaleo, leur poésie. C’était une évidence pour nous car leurs chansons sont déjà de véritables chroniques du quotidien malgache. Pas un seul texte ou commentaire de notre part n’a été ajouté dans le film. Nous avons mis cette parole en relation avec des images documentaires, qui portent déjà en elles un récit qui reflète notre regard. La caméra est toujours en « évidence », elle ne fait pas semblant de ne pas être présente. Elle est proche des gens, qu’on filme souvent en gros plan, pour mieux lire la vie sur les visages, de véritables paysages de l’âme. Les deux entremêlés se fondent et suggèrent une nouvelle dimension de perception.

Marie-Clémence - Cela donne différents niveaux de lecture et c’est justement ce qu’on cherche : que chaque spectateur s’approprie cette nouvelle dimension du récit.
Certains verront l’énergie, d’autres le problème de l’eau, d’autres des hommes formidables, d’autres n’écouteront que la musique… Et il y aura autant de récits qu’il y a de spectateurs. C’est là toute la magie du documentaire, que chacun peut percevoir à sa manière, selon son bagage.

Raymond - Un proverbe malgache dit « La vie est douce et agréable » (mamy ny aina), mais en dépit de cet adage, on constate souvent un certain fatalisme, une étrange résignation chez les Malgaches face à leur propre vie. C’est ce qu’on appelle le « Tsiny et le Tody » en malgache. Mes deux films précédents mettent en scène cet aspect de la vie des Malgaches. Tabataba mon premier long métrage raconte la destruction psychologique, morale et physique de la société villageoise face au pouvoir. Quand les étoiles rencontrent la mer relate comment la société des haut plateaux qui ne croit pas au hasard, fait face à la force de l’invisible.La langue malgache est une langue allégorique, les mots sont des images et les images sont des mots. Faire un film sur les Mahaleo c’était aussi pour moi, cinéaste malgache, essayer d’ouvrir les portes d’ombre de ce pays qui renferme toujours un mystère.

 

SG - Si ces musiciens touchent autant les gens avec leurs chansons c’est peut-être parce qu’ils ne sont pas de simples musiciens ?

Raymond - Médecin généraliste, chirurgiens, député sans parti politique ou fondateur du Comité pour le Droit des Paysans, les Mahaleo oeuvrent tous pour le développement de leur pays.

Cesar - Ces expériences concrètes sur le terrain nourrissent leurs chansons, inspirent les paroles.Ou seraient-ce les idéaux qu’ils chantent, qui guident leurs activités ?
Engagement est peut-être le mot clé, quand on parle des Mahaleo. Cet engagement est le thème sous-jacent de notre film. Jusqu’où doit-on aller ? Jusqu’à faire de la politique ?

 

SG - Vous qui connaissez Madagascar, peut on percevoir à travers 30 ans de chansons du groupe, l’évolution du pays ?

Marie-Clémence - Madagascar a pour particularité d’avoir connu toutes les formes de gouvernement possibles et imaginables. Le peuple malgache est passé des royaumes de l’Imerina au libéralisme sauvage en passant par la colonisation française, la république, et le socialisme dit démocratique. Et pourtant le quotidien des paysans malgaches qui représentent 80% de la population n’a pas changé. Les gouvernements passent et les questions restent. Les chansons des Mahaleo racontent cet état des choses.

Raymond - Au début ils pouvaient tout dire dans leurs chansons, et puis peu à peu l’étau s’est resserré.Certaines chansons ont été interdites d’antenne : Bemolanga, Politika ou Rainvoanjo par exemple.

Cesar - Dans les années soixante-dix, un fonctionnaire des renseignements généraux a même été désigné pour se renseigner sur les fait et gestes - et surtout les paroles – des Mahaleo.
Très vite il va devenir le fan numéro 1 du groupe, avec qui il se lie d’amitié.
Il  confectionne des grands livres, où sont répertoriés non seulement les fiches de renseignement* sur les 7 musiciens mais aussi les paroles des chansons, dans quels concerts elles ont été chantées, par qui, le nombre de spectateurs, la discographie et l’histoire du groupe. Aujourd’hui ces véritables « bibles » servent surtout aux Mahaleo, qui n’ont souvent plus la trace de nombreuses chansons qu’ils ont écrites et pratiquement aucun des enregistrements qu’ils ont réalisés.

 

SG - Vous avez travaillé à deux, Cesar et Raymond. Comment cela s'est-il passé ?

Cesar - Marie-Clémence et moi avons toujours travaillé ensemble. Même si on a signé des rôles différents dans nos films, l’écriture et le montage nous les avons toujours fait à deux.
Pour Mahaleo, nous étions aussi avec Raymond. Nous nous sommes entendus au préalable sur notre désir de film commun. Au montage, les discussions étaient longues; avec les mêmes « mots », on désirait parfois écrire des histoires différentes. Mais au bout du compte, l’histoire racontée dans le film est celle que nous avons voulu tous les deux. Comme deux regards, l’un de l’intérieur, l’autre un peu plus distant, notre relation a été très complémentaire.

Raymond - Je suis un metteur en scène de fiction et ce film est mon premier documentaire. Je n'étais absolument pas sur du résultat. Faire un film en chansons? Faire un film sur un pays ? Avec des musiciens ? On avait filmé les Mahaleo dans leur quotidien et sur scène, on savait bien ce qu'on tournait mais je n'avais pas d’idée préconçue sur le film fini. Et puis au montage grâce aux discussions que j'ai eues avec Cesar, j'ai compris et j'avais le sentiment qu'avec ce film, plutôt que d'essayer de le contraindre à une structure pré-établie comme dans la fiction, il fallait commencer par regarder comment il évoluait naturellement avant de le couper. De ce fait le film est devenu plus vibrant, un peu comme un cœur qui bat.


SG - On suppose un long travail de montage, concernant cette adéquation parole et image. Pouvez-vous nous dire comment vous avez travaillé ?

Marie-Clémence - Il y a eu un travail très long et très minutieux sur le corpus de 300 à 400 chansons que nous avionsréussi à réunir. Il a fallu les transcrire, les faire traduire plusieurs fois par des traducteurs de sexe et d’âges différents, parce que le Malgache est une langue à sens multiples et que chacun comprend des nuances différentes derrière un mot. Or les paroleschantées par les Mahaleo sont très denses. Les mots doivent toujours être compris dans la multiplicité et la diversité de leurs sens.

Cesar - Le montage a été très long car c’est un film à plusieurs mains et nous refusions les compromis. Nous avions aussi trop de choses à dire : chaque Mahaleo aurait donné un film.

Il a fallu aussi, tout simplement, prendre le temps. Je crois que c’est très important dans l’écriture d’un film documentaire de prendre du temps. Comme un fruit qu’on laisse mûrir. Et dans nos films, l’écriture finale est au montage.

Il faut poser un regard acéré et écouter avec une grande ouverture d’oreille ceux que nous filmons, et leurs chansons. Le temps donne aussi une distance par rapport à l’actualité. Une profondeur à l’histoire racontée. Les textes des Mahaleo sont pour les malgachophones source de grande émotion; il fallait aussi la rendre perceptible aux autres.

 

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